devant la machine, Caroline Cranskens
Elle se tient devant la Machine, un peu à distance, un peu au-delà. Vous avez ouvert le livre, lu le titre, vous êtes devant la belle page, le premier mot de la première ligne. C’est parti. Calme, résolue, elle s’élance. Elle tape des mots. Elle prend la parole.
Dire cette langue mécanique, vidée de sa chair, vidée de son sens, la langue des « fabriques infernales » et ces « mains de tueurs qui écrivent ». Cela vous dit quelque chose, oui… Malmener ses idées, les automatismes, systématismes et autres faux-semblants surtout. Passer le vertige d’un monde sans mot, sans nom, qui efface jusqu’à sa propre présence, et, surtout, les nôtres. Vous commencez à comprendre, la voie poétique devient familière, comme un chemin déjà emprunté. Enjamber l’indicible, les entreprises de déshumanisation, le dehors qui bannit, qui fabrique en série des pantins. Détourner le regard, le cours des choses, la langue fuyante. Mais oui, cette voix, vous la connaissez, depuis toujours, vous l’entendez en vous quand, devant le danger, l’injustice, l’insupportable, se dresse le sentiment d’urgence.
Elle écrit ainsi, « les yeux braqués sur la tempe du ciel ». Elle écrit, doucement d’abord, puis… Elle écrit, elle chante, elle court. Elle écrit, elle se perd, elle chute. Alors elle écrit, elle s’emporte, vous emporte, elle se débat… La Machine poétique est lancée, elle file droit sur ses rails, elle ignore certains termes, elle en rappelle d’autres, elle… silence !, elle écrit, elle tire tout le poids du monde, elle refait connaissance, elle emporte les désillusions et ravive la foule des désirs.
Sûr qu’elle a peur ! Mais à quoi tient le monde sinon aux mots ? Il n’y a que cette seule route pour retrouver les biens dérobés – le monde et soi-même. La langue quand elle est poétique devient acte, se fait machine de guerre. Conquérante et bienveillante. Elle donne naissance à une parole plus grande, souveraine, inspirée : une parole qui n’efface pas la misère, mais qui accueille toutes les misères, qui absorbe et transcende le monde. Vous savez désormais que l’enjeu n’est pas simple littérature. La lutte, la métamorphose, au lieu ici et maintenant dans cette page sous vos yeux, dans ce recueil entre vos mains, avec vous qui lisez, grâce à vous qui entendez aussi désormais l’appel, « le chant sobre de la terre ». Et soudain, toutes distances abolies, dans ses poèmes, nous pouvons nous parler, nous rejoindre. La poétesse est pleine présence dans les mots qu’elle aligne, et qui vont droit à l’âme, boum, s’élancent vers le ciel.
Il lui faut à la fois créer le chemin en pointillés et suivre le fil. Placer devant elle la marche suivante. Des notes (ce lieu intime et dépositaire de nos existences, « la grande note, le silence »), des tâches (« et je goûte la terre pleine tâchée de neige »), des points (quand la lumière s’infiltre pour offrir « le grain de l’histoire »)… autant de balises qui apparaissent ici et là. Vous les cherchez et les reconnaissez, ces petites absences, ces petits vides, ces instants de paix, ces trous dans la boîte pour pouvoir respirer. Mot à mot, « de nos doigts brûlants, au passage de l’air, fragment sur fragment, nous inventons la suite. »
Il est possible maintenant de « croire à la forme fuyante des mots », de trouver les siens dans la langue usurpée, « des larmes cachées sous un manteau de pluie ». De bâtir dans ce recueil, une existence nouvelle, d’inventer sans imposture, de subtiliser aux mensonges du dehors, son conte, qui est le seul monde authentique. Tout un monde, avec ses lieux, ses temps, ses figures (« des voix me réchauffent : la diseuse, le poète, le gitan »), des liens (« je peux te retrouver n’importe où »)… Les rapports de force et les doutes y sont comme ce qui lie le vide, le fil et le funambule, une lutte faite d’amour.
Vous continuerez longtemps la lecture de ces poèmes. Tout y est donné, mais pas tout de suite. Vous chercherez le trou inaperçu, la note pas encore entendue, le poème jamais assez lu… « Je revois le vieillard magnifique / refaire les cent pas sur la pointe des pieds / vers le poème absent qui me dévore les doigts. »
devant la Machine • Caroline Cranskens
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Caractéristiques techniques
Caroline Cranskens