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La petite mécanique de la ville et de ses habitants s’enraye étrangement depuis que cette volée d’ailes s’est incrustée sur l’horizon. Les oiseaux sont arrivés sans prévenir. Désormais, les voilà qui attendent, perchés sur

les lignes téléphoniques ou les toits – bizarre. L’enchantement insolite

des premiers instants tourne bientôt à la mauvaise farce.

 

Ils effraient les pigeons. Ils jonchent le sol de leur fiente, repeignant la ville en jaune, blanc, vert et noir. Ils attendent toujours. Quoi ? Pourquoi si nombreux ? Pourquoi si longtemps ? Bientôt leur seule présence rend

le quotidien insupportable, impossible. Les premiers jours, la radio donne les nouvelles d’autres villes, d’autres pays. Puis elle se tait peu à peu, muette devant la rumeur assourdissante des oiseaux. Et les gens… Ah la folie humaine !

 

Au jour le jour, un témoin de la dégringolade a retranscrit ces événements hors-du-commun. À chaque page, avec sobriété et concision, avec un regard parfois innocent, parfois poétique, il complète scrupuleusement l’état

des lieux. C’est un carnet de bord, ou plutôt un compte-rendu, une sorte

de journal tout de même. Quand cela a-t-il été écrit et dans quelle intention ? Les questions autour de ce récit inclassable soulèvent le mystère qui entoure ce diariste. Ni nom, ni âge, ni métier mentionnés. Il serait un homme comme un autre, l’homme moderne, animal social anonyme, la banalité dans chaque rue de nos villes. Il est là sans être là, il ne laisse rien paraître – juste les faits – ; il faut deviner l’écriture de l’intime, ses émotions, sa personne, dissimulées derrière les nuées d’oiseaux ou trop longtemps étouffées

– jusqu’à leur arrivée…

 

Entre ciel et sol, entre ces oiseaux (qui n’attaquent pourtant pas) et la jungle urbaine, la menace plane, et les hypothèses en tout genre fusent. Châtiment divin ? « Ils sont démoniaques […] Ils sont la punition du ciel […] Ils sont une hallucination collective […] Ils sont le monde qui se venge. »

Alors l’homme aurait fini de rompre les liens qui l’unissaient à la nature… L’« humus » est menacé d’extinction. La narration évoque une métaphysique de l’écologie en liant poésie et efficacité du mot : la merde des oiseaux devient fléau mythique. 

 

Ainsi plus que le ciel, les oiseaux hantent les consciences. La véritable scène, c’est la vie intérieure, le véritable drame se joue dans le cœur du personnage, tient dans ses tripes. Tandis que l’intrigue se resserre autour de son salon, elle étrangle une conscience dans laquelle le Moi, menacé de toutes parts, n’est plus maître dans sa propre maison.

 

A-t-il perdu la raison ? Dans un monde couvert de plumes et de goudron, dans ces circonstances cauchemardesques – apocalyptiques ! –, 

le narrateur se métamorphose en hussard désenchanté pour vaincre

la ville dénuée de sens, l’égarement collectif, pour s’arracher à un monde devenu infâme et parvenir à un geste pur, essentiel. La survie, le rachat, la réconciliation n’adviendront qu’en se salissant les mains, dans la merde et dans le sang : « Tout ça finira mal ou alors, horreur absolue, tout ça ne finira pas. »

 

« Composée sous forme de carnet, cette histoire qui débute comme une loufoquerie mène quasiment au bord de l’aliénation et de l’instrospection la plus grave. Cette nouvelle étonnante, qu’on peut lire comme une fable hitchcockienne, fouille les angoisses humaines et la peur, viscérale,

de l’apocalypse. » 

Anthony Dufraisse

Le Matricule des anges, février 2014, page 27

les Ailes grises • Thomas Vinau

17.00€Prix

Thomas Vinau

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